Le paradis d’Aldabra
Rares sont les oiseaux qui ne volent pas : casoar, autruche, émeu, pingouin font figure d’exception. Mais le râle de Cuvier d’Aldabra est de loin le plus étrange de tous. Cet oiseau doit son nom à l’atoll d’Aldabra, un morceau de l’archipel des Seychelles perdu au milieu de l’océan Indien. C’est là que cette espèce a péri noyée, il y a environ 136 000 ans, lorsqu’une hausse du niveau de l’océan a submergé son unique habitat.
Pourtant, cette espèce peuple à nouveau le territoire d’Aldabra ressuscité des eaux. Comment expliquer ce mystère ? Il s’agit de l’un des rares cas connus d’évolution itérative. L’espèce a bel et bien été rayée de la surface de la Terre, mais son cousin, le râle de Cuvier ordinaire, lui, a survécu. Il peuple notamment l’île de Madagascar, où des conditions de vie plus incertaines et plus dangereuses l’ont conduit à préserver son aptitude au vol.
Lorsque le niveau de l’océan a baissé, des râles ont parcouru courageusement plus de 400 km entre Madagascar et Aldabra pour venir coloniser à nouveau ce coin de paradis où aucun prédateur n’est à l’affut. Trop confiants dans l’ambiance paisible de l’île, les râles d’Aldabra ont perdu, pour la seconde fois, des ailes devenues inutiles sur un aussi petit territoire.
En effet, le vol offre des avantages pour la survie de l’espèce lorsqu’il faut échapper aux félins ou parcourir de grandes distances à la recherche de nourriture. Mais voler est fatiguant et la vie sur les atolls d’Aldabra n’exige pas tant d’efforts.
La preuve par les os
Cette découverte a été faite par Julian Hume, du Muséum d’histoire naturelle de Tring au Royaume-Uni. Le paléontologue s’appuie sur l’étude anatomique des squelettes retrouvés dans différentes couches sédimentaires locales pour reconstituer cette surprenante histoire évolutive [1]. De quoi voler la vedette aux pinsons que Charles Darwin étudia aux Galápagos.
Une heureuse exception
D’autres espèces d’oiseaux ont été victimes, non de la montée des eaux, mais de leur cohabitation avec l’homme et n’auront pas l’occasion de réapparaitre au cours de l’évolution. Le plus célèbre d’entre eux est bien sûr le dodo, disparu de l’Ile Maurice vers 1680. Il y eut aussi le grand pingouin, le pigeon migrateur américain, le pic à bec d’ivoire, le canard du Labrador ou le tétras cupidon, pour n’en citer que quelques-uns. Au total, on estime qu’une centaine d’espèces d’oiseaux a disparu depuis le début du XVIIe siècle.
Selon le dernier inventaire de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) publié cette année, 27% des espèces animales et végétales connues sont menacées d’extinction [2]. 30 178 espèces identifiées pourraient ne pas survivre à l’extension des activités humaines [3]. En particulier, 14% des oiseaux sont en péril [4]. Les animaux aquatiques sont encore plus vulnérables : 30% des requins et raies, 33% des coraux constructeurs de récifs, et même 40% des amphibiens sont considérés comme « menacés » par l’UICN [5].
On discerne cependant quelques lueurs d’espoir. Huit espèces d’oiseaux et deux espèces de poissons d’eau douce voient leurs chances de survie s’améliorer [6]. En particulier, une troisième espèce de râle a échappé au pire. Cet oiseau ne vivait, lui aussi, que sur une île : Guam, dans le Pacifique. Comme son cousin d’Aldabra, le râle de Guam s’est trouvé privé de voler par son histoire évolutive. Il a été exterminé par le serpent brun arboricole, accidentellement introduit sur l’île dans les années 1940. Après 1987, l’espèce n’existait plus que dans un programme d’élevage en captivité. Récemment, elle a pu être réintroduite à l’état sauvage dans l’île voisine des Cocos, où elle survit mais reste « en danger critique ».
L’énigme de l’île aux Cochons
Le 15 novembre dernier, six biologistes (accompagnés de deux journalistes) ont débarqué du navire océanographique Marion-Dufresne pour cinq jours d’enquête sur l’île aux Cochons. Cette île de la réserve naturelle des Terres australes et atlantiques françaises fait partie de l’archipel Crozet, au sud de l’océan Indien, quelque part entre Madagascar et l’Antarctique. L’archipel a été découvert par l’expédition du navigateur malouin Marc Joseph Marion du Fresne, qui y fit débarquer son second, Julien Crozet, en 1772.
Personne n’avait plus mis le pied sur l’île aux Cochons depuis 1982. Ce territoire s’en porte sans doute mieux, après une histoire faite de baleiniers et de chasseurs de phoques américains. Ces derniers y introduisirent des cochons en 1820 et la baptisèrent en conséquence du nom poétique de Hog Island.
Aujourd’hui, l’archipel abrite la moitié de la population mondiale de manchots royaux. Celle-ci progresse partout, sauf en un endroit. La colonie du morne [7] du Tamaris [8] a vu sa population s’effondrer d’un demi-million de couples reproducteurs en 1982 à moins de 70 000 aujourd’hui, selon les estimations réalisées à partir de survols d’hélicoptères et d’images par satellite. C’est l’énigme que l’expédition cherche à résoudre.
La France s’était engagée sur ce point auprès de l’UICN au moment de l’inscription des Terres australes et atlantiques françaises sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, le 5 juillet 2019. Les observations et des prélèvements ont été réalisés en respectant des règles de biosécurité draconiennes afin d’éviter de contaminer l’île par des organismes invasifs (qui pourraient être plus discrets que les cochons d’autrefois). Pour l’instant, le mystère reste entier.
Des oiseaux et des hommes
Il est urgent de comprendre le mal qui frappe certains manchots afin de mieux les protéger. Il importe de sauver les râles aptères de la montée des eaux en leur trouvant des habitats appropriés à leurs mœurs pédestres. Mais le destin de ces oiseaux doit aussi nous alerter sur les dangers du réchauffement climatique pour les populations humaines.
La multiplication des ouragans menace des villes comme New-York. Celle-ci a déjà été inondée par une marée catastrophique en octobre 2012. L’océan a monté de trois mètres, aspiré par une gigantesque dépression atmosphérique. A terme, de nombreuses villes, des états insulaires, de larges territoires côtiers sont menacés de disparaitre sous les eaux.
Le GIEC [9] a étudié quatre types de géographies côtières exposées aux risques liés à la hausse du niveau des mers : les grandes villes côtières comme Shanghai, New-York ou Rotterdam ; les grands deltas agricoles comme celui du Gange ; les îles urbanisées des atolls ; les communautés arctiques. Au-delà des dégâts matériels et du déplacement des populations directement exposées, c’est aussi la sécurité alimentaire de régions entières qui est en jeu.
L’eau monte déjà
La hausse du niveau moyen de la mer a été d’environ 2 mm par an depuis 1880. Au total, les eaux se sont élevées de 17 cm au XXe siècle. Le mouvement semble s’accélérer : la NASA estime la hausse à 8 mm par an entre 1992 et 2015. Ce chiffre élevé laisse craindre que les océans n’enflent très rapidement d’ici la fin du siècle, même si les fourchettes sont larges et les prévisions difficiles. En outre, il y aura de forts écarts en fonction des régions considérées et certaines souffriront davantage.
Ce phénomène est dû au réchauffement climatique : les glaces fondent progressivement et les océans se dilatent sous l’effet de la hausse de leur température. Certains pays très peuplés sont particulièrement exposés, comme la Chine, l’Inde, le Bangladesh, le Vietnam et l’Indonésie.
La Banque asiatique de développement estime que 42 millions de maisons indonésiennes seront envahies par les eaux d’ici 2050 et que 2 000 îles seront submergées par la montée du niveau de l’océan [10]. La submersion des côtes indonésiennes n’est pas une lointaine projection. La catastrophe est en cours et ses effets sont visibles : de nombreux habitants de l’archipel ont déjà été forcés de quitter leurs maisons.
Une étude globale publiée le 29 octobre dernier [11] estime que d’ici 2050, trois cents millions de personnes vivant sur les côtes risquent d’être confrontées à des inondations au moins une fois par an [12]. L’Asie apparaît particulièrement vulnérable face à ce risque humanitaire avec 94 millions de personnes concernées en Chine, 43 millions au Bangladesh, 36 millions en Inde, 31 millions au Vietnam…
Le Royaume-Uni devra trouver une solution pour 3,6 millions d’habitants. La France ne sera pas épargnée. Un million de personnes devront quitter leur domicile d’ici 30 ans. A la fin du siècle, si les émissions de gaz à effet de serre se maintiennent à leur niveau actuel, c’est 1,7 million de personnes qui devront être relogées.
On peut même penser que les chiffres de cette étude sont sous-estimés car ils ne tiennent pas compte de la croissance démographique, ni de la tendance à l’urbanisation côtière. Et bien sûr, faute de mesures drastiques, la montée des eaux se poursuivra après 2100, affectant des populations toujours plus nombreuses.
Qu’adviendra-il alors du râle d’Aldabra et de son cousin de Guam ? Ces oiseaux marcheurs pourront-ils compter sur nous ?
[1] Julian P Hume, David Martill, « Repeated evolution of flightlessness in Dryolimnas rails (Aves: Rallidae) after extinction and recolonization on Aldabra », Zoological Journal of the Linnean Society, Volume 186, Issue 3, July 2019, Pages 666–672, https://doi.org/10.1093/zoolinnean/zlz018.
[2] Une version actualisée de la liste rouge de l’UICN (qui est un organisme des Nations Unies) a été présentée mardi 10 décembre, à l’occasion de la conférence climat, la COP25, organisée jusqu’au 13 décembre à Madrid.
[3] Sachant que seulement environ 15% du vivant est connu et répertorié, selon les estimations de l’UICN.
[4] Par ailleurs, une étude publiée le 19/09/2019 dans la revue Science évalue le déclin de la population d’oiseaux d’Amérique du Nord à 2,9 milliards d’individus depuis 1970 (Kenneth V. Rosenberg et al., « Decline of the North American avifauna », Science, vol. 366, n° 6461 (04/10/2019), p. 120-124, DOI: 10.1126/science.aaw1313). L’Europe est également concernée : en Angleterre, les populations ont diminué de 60% en 50 ans ; en France, l’effondrement est comparable avec une chute estimée de 25% en seulement 25 ans.
[5] Voir le site https://uicn.fr/liste-rouge-mondiale/, consulté le 11/12/2019.
[6] Voir le site https://www.iucn.org/fr/news/especes/201912/des-especes-en-voie-de-retablissement-apportent-une-lueur-despoir-dans-la-crise-de-la-biodiversite-liste-rouge-de-luicn, consulté le 11/12/2019.
[7] Un morne est un renflement de terre de forme arrondie.
[8] Du nom du trois-mâts français Tamaris, qui fit naufrage le 8 mars 1887. Son équipage se réfugia sur l’île aux Cochons, où il survécut 7 mois. Le site https://crozetvv.free.fr/histoire_naufrages4.php, consulté le 11/12/2019, donne des détails intéressants sur cette histoire tragique.
[9] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans son rapport spécial consacré aux océans et à la cryosphère. Voir notre article intitulé « Fonte et conséquences ».
[10] « Region at Risk : The Human Dimensions of Climate Change in Asia and the Pacific » (Une région en péril : les dimensions humaines du changement climatique en Asie et dans le Pacifique), juillet 2017 : www.adb.org/publications/region-at-risk-climate-change.
[11] Scott Kulp et Benjamin Strauss, « New elevation data triple estimates of global vulnerability to sea-level rise and coastal flooding », Nature Communications, vol. 10, n° 4844 (29/10/2019) doi:10.1038/s41467-019-12808-z.
[12] Dans le scénario le plus pessimiste, la population menacée atteint 640 millions de personnes d’ici la fin du siècle.