11 854 morts pour commencer
Allons droit aux faits : les statistiques officielles du gouvernement vénézuélien font état de 1 569 personnes tuées par les forces de l’ordre entre le 1er janvier et le 19 mai de cette année. Ce chiffre vient alourdir un terrible bilan : 5 287 personnes sont mortes en 2018, et 4 998 en 2017, au cours d’opérations de police.
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme n’hésite pas à qualifier d’« assassinats » ces homicides que le gouvernement vénézuélien tente de justifier par une prétendue « résistance à l’autorité ». Les ONG, quant à elles, dénoncent des « exécutions extrajudiciaires » dont le nombre serait beaucoup plus élevé que les chiffres officiels.
Le 27 septembre, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a décidé de mettre en place une mission d’enquête d’une durée d’un an [1]. Cette mission a pour but d’établir les faits et de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme au Venezuela. La décision prend la forme d’une résolution portant la référence A/HRC/RES/42/25, qui explique le titre énigmatique du présent communiqué. Le texte intégral est disponible en ligne [2]. Il mérite une lecture attentive.
Une question éthique
Dans ce contexte, toute société de gestion susceptible de détenir des obligations émises par l’Etat vénézuélien – ou des sociétés publiques sous son contrôle – se doit de se positionner clairement. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer la note moyenne des portefeuilles ou de discuter de modèles, d’échelles et de pondérations. Le sujet n’est pas « ESG » mais éthique, irréductiblement.
Les questions que nos investisseurs nous ont adressées à propos du Venezuela apparaissent donc légitimes : notre gestion très internationale nous conduit à construire des portefeuilles largement diversifiés pouvant contenir des allocations d’Amérique latine [3]. En particulier, notre gamme de produits comprend un fonds à échéance investissant majoritairement sur les marchés émergents [4].
Nous avons donc lancé une revue complète des positions détenues au sein des fonds d’Anaxis. Cette revue nous permet de répondre de manière transparente et précise aux préoccupations de nos investisseurs concernant l’exposition de nos portefeuilles au Venezuela.
Elle nous a également incités à mettre en œuvre des mesures d’exclusion complémentaires afin de ne pas prendre le risque moral de contribuer au financement d’un gouvernement autoritaire ou à l’enrichissement personnel de certains responsables politiques locaux.
Une situation tragique
Tout d’abord, il importe de préciser les faits. Le 4 juillet dernier, la Haut-Commissaire Michelle Bachelet a présenté un rapport sur la situation vénézuélienne et rendu compte des investigations de ses services. Le site officiel des Nations Unies indique :
Le Haut-Commissariat note que cette situation n’est pas étrangère à une « stratégie » mise en œuvre au cours des dix dernières années et surtout depuis 2016. Une politique « visant à neutraliser, réprimer et incriminer les opposants politiques et les personnes critiquant le gouvernement ». Une série de lois, de politiques et de pratiques ont restreint l’espace démocratique, démantelé les contre-pouvoirs institutionnels et donné libre cours à des schémas de violations graves.
Ce nouveau document, qui couvre la période allant de janvier 2018 à mai 2019, repose sur 558 entretiens menés avec des victimes et des témoins de violations des droits humains au Venezuela et dans huit autres pays. Le rapport note également qu’au 31 mai 2019, 793 personnes, dont 58 femmes, étaient privées arbitrairement de leur liberté. Dans ce lot, près [de] 22 députés de l’Assemblée nationale, dont son président, ont été privés de leur immunité parlementaire.
Tout en saluant la libération récente de 62 prisonniers politiques, la Haut-Commissaire a demandé aux autorités de libérer toutes les autres personnes détenues ou privées de leur liberté pour avoir exercé pacifiquement leurs droits fondamentaux. […]
« Des groupes civils armés progouvernementaux, appelés colectivos, ont contribué à la détérioration de la situation en exerçant un contrôle social et en aidant à réprimer les manifestations », a fait valoir le Haut-Commissariat. Le HCDH [6] a ainsi recensé 66 morts lors de manifestations entre janvier et mai 2019, dont 52 attribuables aux forces de sécurité gouvernementales ou aux colectivos [5].
Les Vénézuéliens vivent une situation tragique faite de violations du droit constitutionnel, de censure des media, d’intimidations, d’exactions par des milices armées, de détentions arbitraires, de tortures et d’exécutions extrajudiciaires. En particulier les forces spéciales (FAES) terrorisent la population, ainsi que le confirment les investigations de l’ONG Human Rights Watch [7].
Les Vénézuéliens fuient un pays devenu invivable. Walter Stevens, ambassadeur de l’Union Européenne auprès de l’ONU à Genève, estime que le Venezuela vit actuellement « la crise des réfugiés et des migrants la plus rapide de l’histoire de l’Amérique latine, du moins de l’histoire récente » et prédit que l’exode pourrait atteindre 5 millions de personnes, un chiffre à comparer aux 31,7 millions d’habitants que comptait la république bolivarienne début 2018. L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) confirment qu’il s’agit de l’une des plus graves crises de déplacement de populations au monde.
Par ailleurs, la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Fatou Bensouda, a décidé en février 2018 d’ouvrir un examen préliminaire de la situation du pays et d’enquêter sur les crimes qui ont été commis au Venezuela depuis le 12 février 2014, date de la répression d’un important mouvement de protestation né au sein des universités.
De son côté, l’Union Européenne « estime que l’élection présidentielle qui a eu lieu en mai 2018 au Venezuela n’était ni libre, ni régulière, ni crédible et qu’elle était dépourvue de légitimité démocratique, et que le pays a besoin d’urgence d’un gouvernement qui représente véritablement la volonté des Vénézuéliens » [8]. L’Union Européenne a mis en place des sanctions ciblées depuis novembre 2017 « pour favoriser le changement et la recherche de solutions démocratiques communes ». Les sanctions prennent la forme d’un « embargo sur les armes et les équipements destinés à des fins de répression interne », d’une « interdiction de pénétrer sur le territoire de l’UE » et d’un « gel des avoirs à l’égard de 25 personnes occupant des fonctions officielles et responsables de violations des droits de l’homme et d’atteintes à la démocratie et à l’État de droit au Venezuela ».
Parmi les 25 criminels ciblés par les sanctions européennes, sept ont été ajoutés à la liste le 27 septembre dernier à la suite du décès sous la torture du capitaine de corvette Rafael Acosta Arevalo [9]. Il s’agit de « membres des forces de sécurité et de renseignement vénézuéliennes ».
Le positionnement d’Anaxis
Sensible à la situation tragique vécue par la population vénézuélienne, Anaxis a décidé d’exclure de ses portefeuilles tout investissement en obligations souveraines vénézuéliennes, ainsi que tout investissement dans des sociétés détenues ou contrôlées, même indirectement, par l’Etat vénézuélien. L’exclusion s’étend aux émissions des collectivités locales, aux produits dérivés et aux entreprises ayant comme bénéficiaires effectifs des responsables politiques du pays ou des personnes qui leur sont étroitement liées.
Une revue approfondie de nos portefeuilles a été réalisée afin de nous assurer de l’effectivité de cette mesure d’exclusion, en particulier dans le cas du fonds Anaxis Bond Opportunity EM 2020, qui investit principalement sur les marchés émergents et possédait, à la date de ce communiqué, une allocation de 18,3% aux pays d’Amérique latine.
Nous avons examiné les éléments suivants pour chacune des positions détenues dans nos portefeuilles :
- la nationalité de l’émetteur,
- la localisation de son siège social,
- la répartition géographique de son chiffre d’affaires,
- le droit applicable aux émissions,
- la nationalité de la holding du groupe et des sociétés liées,
- la composition de l’actionnariat et l’existence d’un contrôle,
- les bénéficiaires effectifs identifiables.
Nous pouvons confirmer que les portefeuilles d’Anaxis ne contenaient aucune exposition au Venezuela. Il n’a donc pas été nécessaire de procéder à des cessions de titres pour aligner la composition de nos fonds sur notre politique d’exclusion ciblée visant les émissions obligataires de l’Etat vénézuélien et les titres émis par des sociétés dont les activités pourraient bénéficier aux responsables politiques de ce pays.
Plus généralement, bien que le secteur privé ne soit pas exclu en tant que tel, nous n’identifions aucune position sur un émetteur domicilié au Venezuela, contrôlé par une entité vénézuélienne ou réalisant une part prépondérante de son activité dans ce pays.
Flashback
Ce communiqué est aussi l’occasion de revenir sur quelques souvenirs personnels. Bien des années avant de devenir président d’Anaxis Asset Management, Pierre Giai-Levra a assisté à l’ensemble de séances de la Sous-Commission des Nations Unies pour la prévention de la discrimination et la protection des minorités, lors de sa 46e session, qui s’est tenue à Genève du 1er au 26 août 1994. Il a ainsi pu entendre les comptes-rendus des rapporteurs spéciaux et les témoignages des ONG, ainsi que les débats préalables au vote des résolutions et les discussions autour des recommandations destinées à la Commission des droits de l’homme.
Les travaux de l’ONU dans le domaine des droits de l’homme ont suscité des critiques légitimes. Les résolutions ne masquent pas une tragique impuissance de l’organisme multilatéral. Elles n’ont pas empêché de nombreux crimes d’être commis. Néanmoins, dans les années 1990, la Sous-Commission fut à l’origine de nouveaux débats sur la question des génocides et attira l’attention sur la Bosnie Herzégovine et le Burundi. On lui doit aussi des avancées concernant la définition et l’interdiction des armes de destruction massives.
De plus, en 1994, les autocollants représentant des mines antipersonnel étaient collés dans le hall de l’institution afin de sensibiliser les fonctionnaires et leurs visiteurs à ce grave problème humanitaire. Puis il y eut le Traité d’Oslo en 1997 et l’inscription en droit français en 1998.
Pas d’éthique sans engagement
Bien sûr, l’élection du Venezuela au Conseil des droits de l’homme, votée le 17 octobre dernier, apparait comme un sinistre paradoxe et peut conduire au découragement. Ce pays, qui a déjà été membre du Conseil très récemment, siègera aux côtés d’autres Etats autoritaires comme la Mauritanie, la Libye et le Soudan. On ne peut se tromper sur les objectifs de ces régimes. Il ne s’agit en aucune façon « de promouvoir et de protéger les droits humains », selon les termes de la difficile mission confiée au Conseil. De plus, ce dernier se trouve très affaibli par le retrait des Etats-Unis, annoncé le 19 juin 2018, de sorte que sa légitimité pourrait être remise en question.
Pourtant, malgré les tentatives de blocage par certains Etats utilisant leur représentant au Conseil des droits de l’homme pour contrecarrer ses travaux, les enquêtes avancent, des rapports sont publiés, des recommandations sont formulées, des projets sont discutés.
Le Conseil poursuit ses investigations sur les violations des droits de l’homme au Venezuela, mais aussi en Syrie, au Yémen, au Burundi, en Birmanie, au Soudan du Sud. Il établit des faits précis, réunit des preuves, recueille des témoignages. Les Etats doivent rendre des comptes sur leurs choix politiques et les ONG bénéficient d’un relai dans leurs actions en faveur d’un monde plus humain.
Nul ne peut désormais ignorer la situation politique et humanitaire du Venezuela. Il nous appartient, en tant qu’investisseur et gérant, de prendre position sur ce sujet. Par leur violence radicale, les crimes de ce régime révèlent la nécessité de donner une dimension véritablement éthique à nos choix d’allocation. Lorsqu’il est question de meurtres, de tortures et de violations des droits fondamentaux, un subtil processus de notation extra-financière n’a plus de pertinence. Un engagement clair doit être publiquement affirmé. C’est ce qui motive le présent communiqué.
[1] Independent International Fact-Finding Mission on the Bolivarian Republic of Venezuela. Le 27 septembre 2019, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a mis en place une mission internationale d’établissement des faits concernant la République bolivarienne du Venezuela par sa résolution n° 42/25. Cette mission d’une durée d’un an a pour but d’évaluer les violations supposées des droits de l’homme commises depuis 2014. Voir le site https://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/FFMV/Pages/Index.aspx, consulté le 23/10/2019.
[2] Document téléchargeable à l’adresse https://undocs.org/A/HRC/RES/42/25.
[3] En fonction des limites de risque applicables à chaque fonds.
[4] Il s’agit du fonds Anaxis Bond Opportunity EM 2020.
[5] La Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, au Conseil des droits de l’homme, https://news.un.org/fr/story/2019/07/1046902, consulté le 23/10/2019.
[6] Haut-Commissairiat des Nations Unies aux droits de l’homme.
[7] Voir le site https://www.hrw.org/fr/world-report/2019/country-chapters/326053, consulté le 23/10/2019
[8] Voir le site https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/venezuela/, consulté le 23/10/2019.
[9] Voir le site https://www.rfi.fr/ameriques/20190630-venezuela-mort-soldat-rafael-acosta-arevalo-torture, consulté le 23/10/2019