L’utilisation des pesticides et l’échec des gouvernements
L’emploi massif de pesticides [1] est un problème préoccupant depuis de nombreuses années. Ces produits suscitent de sérieuses inquiétudes quant à leurs répercussions sur la santé humaine. C’est pourquoi le plan Écophyto a été mis en place en France suite au Grenelle de l’environnement de 2007. Il avait pour objectif la réduction de moitié de l’usage des pesticides à l’horizon 2018. Cet objectif n’a pas été atteint. Deux autres plans ont été lancés depuis (Écophyto II et Écophyto II+) mais le but visé semble toujours hors de portée. Au cours de la dernière décennie, l’utilisation des pesticides a même augmenté de 25% [2].
Les objectifs des plans de protection de l’environnement ne sont peut-être pas atteignables. Mais l’implication des gouvernements est aussi à observer de plus près. Par exemple, en octobre 2017, le Parlement européen a soutenu un projet de texte visant à réduire la concentration maximum de cadmium dans les engrais, la ramenant à 20 mg par kg. Le cadmium est un métal lourd contenu dans les roches phosphates et classé comme cancérigène avéré par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ses effets nuisibles pour l’homme sont nombreux : le cadmium affecte les reins, le squelette et l’appareil respiratoire. C’est aussi un perturbateur endocrinien. Depuis une dizaine d’années, les agences sanitaires alertent sur sa dangerosité et militent pour durcir la réglementation. Plusieurs pays comme l’Allemagne ou le Danemark sont favorables au texte proposé. Mais ce n’est pas le cas de tous. La ministre de l’agriculture et de l’environnement espagnole s’est opposée à ce projet de loi. Elle a déclaré le 21 février 2019 que des limites trop strictes de cadmium excluraient son pays du marché des engrais phosphatés. Le débat fait rage, dans la mesure où l’élue du Parti populaire a été, entre 2004 et 2012, directrice de la planification stratégique de Fertiberia, premier producteur d’engrais en Espagne, et conseillère de Fertial, un producteur algérien appartenant au même groupe Villar Mir. [3]
La France n’appuie pas non plus le projet, alors que l’agriculture française consomme 430 000 tonnes d’engrais phosphatés [4] affichant de forts taux de cadmium. Alors que ces produits sont associés à l’obésité, à l’autisme et à certaines malformations congénitales, les considérations sanitaires passent au second plan dans l’esprit des décideurs.
La polémique autour du glyphosate, commercialisé par Monsanto sous la marque Roundup, souligne aussi la difficulté des gouvernements à arbitrer entre règlementation, intérêts économiques et préservation de la filière agricole.
En France toujours, un rapport de la Cour des comptes publié le 4 février 2020 dresse un bilan très décevant de l’action du gouvernement, en dépit d’un budget total de 400 millions d’euros alloués aux trois plans Écophyto. Si l’agriculture biologique progresse, avec 9,5% des exploitations converties, l’objectif affiché de 20% en 2020 est loin d’être atteint. Parallèlement, le recours aux pesticides s’est intensifié. Dans les zones agricoles, la consommation des produits les plus dangereux est pratiquement revenue aux niveaux de 2009.
Mais, d’un point de vue éthique, il y a pire. La France tolère la production, sur son territoire, de pesticides interdits en Europe depuis plus de dix ans [5]. La raison de ce mystère ? Ces produits sont exportés vers les pays en voie de développement. En particulier, la France expédie annuellement près de 270 tonnes d’atrazine – un perturbateur endocrinien cancérogène interdit dans l’Union européenne depuis 2003 – vers la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, el Soudan, le Nigéria, le Ghana ou encore l’Ethiopie. Or, comme le déclare l’ONU dans son rapport de 2017 sur le droit à l’alimentation : « Il arrive très fréquemment que des pesticides extrêmement dangereux, dont l’utilisation n’est pas ou n’est plus permise dans les pays industrialisés, soient exportés vers les pays en développement. […] Le fait d’exposer la population d’autres pays à des toxines dont il est avéré qu’elles provoquent de graves problèmes de santé et peuvent même entraîner la mort, constitue de toute évidence une violation des droits de l’homme » [6].
Dans un premier temps, l’article 83 de la loi sur l’alimentation (Egalim) du 30 octobre 2018 a prévu l’interdiction de telles pratiques à compter de 2022, un délai plus que confortable. Dans un second temps, le gouvernement a reculé sous la pression des lobbies. Il a repoussé l’échéance à 2025 au moyen d’une disposition glissée dans la loi Pacte du 11 avril 2019. Ce cavalier législatif a été invalidé par le Conseil constitutionnel mais l’Union de l’industrie de la protection des plantes [7] (UIPP) a contre-attaqué en déposant en novembre 2019 une question prioritaire de constitutionnalité. Cette tentative visant à poursuivre la production de pesticides dangereux sur le sol français a été finalement rejetée par le Conseil constitutionnel dans un arrêt du 31 janvier 2020 [8].
Des stratégies commerciales aux conséquences lourdes
Alors que l’article 125 de la loi pour la reconquête de la biodiversité du 8 août 2016 est entré en vigueur, interdisant l’utilisation de néonicotinoïdes au plus tard le 1er juillet 2020, l’autorisation du sulfoxaflor par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) le 27 septembre 2019 soulève des interrogations. Lorsque l’utilisation d’une molécule est interdite, la loi veille à ce que tous les produits de la même famille chimique soient également interdits. Mais les entreprises productrices parviennent parfois à contourner la loi en proposant de nouvelles molécules. Ainsi Dow Chemicals a présenté le sulfoxaflor – un néonicotinoïde qui n’en serait pas un – et a obtenu les autorisations nécessaires pour sa mise sur le marché.
L’impact des néonicotinoïdes sur la biodiversité ne fait plus de doute. Il est alarmant. Tous les insectes volants sont affectés, de telle sorte que leur population a chuté de 80% en près de trente ans. Une étude estime même qu’au cours des deux pires années – 2014 et 2016 – 12 % des parcelles étaient assez contaminées pour tuer la moitié des abeilles domestiques s’y aventurant [9]. La persistance des néonicotinoïdes aggrave le problème. On les retrouve dans les cultures plusieurs années après leur interdiction [10].
Or, les molécules du sulfoxaflor ont les mêmes caractéristiques que celles des néonicotinoïdes. Elles agissent sur le système nerveux des insectes et suscitent les mêmes inquiétudes concernant leur toxicité aigüe, notamment pour les abeilles. Comme les néonicotinoïdes, elles sont transportées dans toute la plante par la sève et s’imprègnent dans le sol, se retrouvant ainsi durablement dans les cours d’eau et les nappes phréatiques, par un effet d’accumulation.
Une dégradation de la qualité de l’eau et de l’air
Le danger des pesticides ne concerne pas seulement les insectes. Cette pollution dégrade aussi la qualité des réserves d’eau douce. Jusqu’à présent, le monde s’est surtout inquiété des problèmes liés à la quantité d’eau disponible, sans prêter beaucoup d’attention la qualité de cette eau. Or selon l’OMS, en plus des 844 millions de personnes privées d’un accès suffisant à l’eau potable, 1,8 milliard d’autres boivent de l’eau non dépolluée [11].
Dans les pays développés, l’azote est le polluant de l’eau le plus présent. L’économiste Richard Damania [12] indique que depuis 1960, la quantité d’engrais azotés utilisée a été multipliée par 7. Une partie de ces produits finissent dans les cours d’eau. Ils se transforment alors en nitrates, déséquilibrant le milieu aquatique et favorisant la prolifération d’algues qui consomment l’oxygène et décomposent l’écosystème.
L’azote présente aussi des risques pour la santé humaine. La Banque Mondiale s’est intéressée au développement des enfants exposés dès le début de leur vie à des taux élevés en nitrates en Inde, au Viêt-Nam et dans 33 pays d’Afrique. En Inde, une personne exposée est plus petite en moyenne d’un à deux centimètres à l’âge adulte par rapport à une personne non-exposée, et la taille moyenne des femmes a baissé dans ce pays de quatre centimètres au cours du siècle dernier.
La qualité de l’air souffre aussi de cette pollution, bien que ce problème ait été ignoré avant les années 2000. La production d’engrais phosphatés émet des gaz nocifs pour la population. C’est le cas à Gabès, ville tunisienne abritant le Groupe de Chimie Tunisien (GCT) et une vingtaine d’autres usines exportatrices. Les enfants y sont de plus en plus sujets à l’asthme et les cancers des poumons y sont fréquents. Selon l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement (ANPE), la qualité de l’air est affectée de manière significative, et les seuils fixés par l’OMS constamment dépassés [13]. La Commission européenne a publié une étude selon laquelle 95% de la pollution atmosphérique est imputable aux fumées gazeuses du GCT [14]. Parmi les polluants identifiés, on trouve l’oxyde de soufre, l’ammoniac et le fluorure d’hydrogène. En outre, à Gabès, cinq millions de tonnes de déchets toxiques ont été déversés dans la mer au cours des trente dernières années.
En France également, l’air que l’on respire est contaminé par la pollution, notamment celle liée aux pesticides. En effet, l’air n’est pas seulement chargé en particules fines et en gaz toxiques issus du trafic automobile ou du chauffage. Il est pollué par des pesticides utilisés en agriculture. La Fédération des Associations Agréées de Surveillance de la Qualité de l’Air (Aasqa) compile dans une base de données nommée Phytamo quinze années de mesures des pesticides dans l’air. Parmi les 90 substances actives recensées, plusieurs sont pourtant interdites depuis de nombreuses années, comme le lindane, proscrit depuis 1998 mais toujours présent dans l’air [15].
Un problème de santé publique
Beaucoup des produits employés dans l’agriculture sont classés cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). C’est le cas du chlorpyrifos qui retire en moyenne 2,5 points de quotient intellectuel à chaque enfant européen [16]. Outre sa toxicité, il est persistant et affecte la vie quotidienne en contaminant notamment les oranges, les pommes et les laitues. On le retrouve également dans l’urine des enfants et dans le cordon ombilical des femmes enceintes. Selon Barbara Demenexin, chercheuse au CNRS, ce perturbateur endocrinien est neurotoxique et s’attaque au développement du cerveau. Une étude menée en Californie montre l’augmentation de la fréquence de l’autisme et des lésions cérébrales précoces chez les enfants exposés au chlorpyrifos [17]. En Europe, l’exposition à cette famille de pesticides est associée à 59 300 cas de déficience intellectuelle par an.
Des intoxications en série ont également mis en cause un pesticide jusqu’à présent méconnu : le métam-sodium. Les habitants des communes rurales sont dangereusement exposés à l’utilisation massive de ce pesticide par les maraichers, d’autant plus que les champs sont souvent situés à proximité d’écoles. Les enfants sont donc particulièrement touchés par ces émanations toxiques.
Les problèmes de santé publique liés aux pesticides concernent également les Antilles. En 1972, la Commission des toxiques homologue le chlordécone pour traiter les bananeraies afin de combattre le charançon, un insecte détruisant les cultures. Les bananeraies de Guadeloupe et Martinique sont aspergées massivement pendant plus de vingt ans. Le produit est finalement interdit en septembre 1993. Une étude de Santé Publique France lancée à grande échelle en 2013 fait cependant ce constat alarmant : 95% des Guadeloupéens et 92% des Martiniquais sont contaminés par le chlordécone [18]. Ce perturbateur endocrinien très persistant peut rester jusqu’à sept cents ans dans les sols. Il est fortement soupçonné d’augmenter le risque de cancer de la prostate. En effet, la Martinique est la région du monde où ces cancers sont les plus fréquents, avec des taux deux fois supérieurs à ceux de la métropole. Pour l’heure, les autorités ne reconnaissent pas de lien formel entre le cancer de la prostate et l’exposition au chlordécone. Une étude a été menée en Martinique en 2013 dans le but de confirmer ou non ce lien. Au bout d’un an, l’Institut national du cancer (INCa), qui l’avait financé, lui a coupé les fonds, mettant en cause sa faisabilité, par le biais d’une lettre signée de sa présidente de l’époque, Agnès Buzyn.
Ces exemples dramatiques montrent bien l’ampleur des risques et des dommages liés à l’utilisation des pesticides. Ils suscitent de graves questions quant à leur utilisation massive, à la difficulté de les contrôler et au manque de détermination politique.
L’engagement d’Anaxis
Chez Anaxis, nous avons la volonté d’agir pour l’environnement, la biodiversité et la santé. Notre politique s’appuie sur un engagement fort et une démarche concrète. Elle consiste notamment à exclure les sociétés productrices de pesticides. En effet, ainsi que nous avons essayé de le montrer, ces sociétés portent une responsabilité morale dans de nombreux problèmes de santé publique, de pollution et de chute de la biodiversité. Nous sommes convaincus que la légalité d’un pesticide ne constitue en aucun cas une caution justifiant d’investir dans la société qui le produit.
En outre, nous sommes convaincus que ces activités seront plus sévèrement réglementées à l’avenir et que leurs conséquences désastreuses conduiront à des mises en accusation publiques, à des interdictions de production, à des sanctions financières et au paiement de dommages aux victimes. L’avenir des producteurs de pesticides offre peu de visibilité et les risques portés par les investisseurs nous paraissent mal rémunérés.
Le cas de Bayer illustre bien la nature de ces risques. Les 63 milliards de dollars déboursés par le groupe pour le rachat de Monsanto en juin 2018 ont fait de ce mariage le plus grand pari de l’histoire de Bayer. Mais, peu après l’opération, le groupe a été déstabilisé par les multiples procédures engagées contre le Roundup, ce produit phare de Monsanto accusé de provoquer des cancers. Une avalanche de requêtes s’abat depuis des mois sur le nouveau géant agrochimique, pour une facture finale impossible à évaluer. Au 30 juillet 2019, le groupe faisait face à 18 400 procédures de justice. Il a déjà été condamné à trois reprises [19]. En mai 2019, un tribunal lui a enjoint de verser 2 milliards de dollars à un couple d’Américains souffrant d’un cancer. En conséquence, l’acquisition de Monsanto s’est révélée désastreuse pour les investisseurs. Le 20 mars 2019, le titre Bayer a chuté de près de 12% suite à un nouveau revers judiciaire [20]. Depuis le rachat de Monsanto, l’action a perdu 40%.
Si l’engagement d’Anaxis vise à protéger les investisseurs contre de tels « accidents », il va bien au-delà. Nous avons défini, dans le cadre de notre gestion responsable, un périmètre d’exclusions sectorielles qui compte 16 secteurs dont les activités n’apparaissent pas compatibles avec nos objectifs de protection de l’environnement et d’amélioration de la santé des populations. Les détails de notre approche sont disponibles en ligne.
[1] Insecticides, fongicides, herbicides et parasiticides, s’attaquant respectivement aux insectes ravageurs, aux champignons, aux « adventices » et aux vers parasites.
[2] Stéphane Mandard, Stéphane Foucart, « Hausse spectaculaire du recours aux pesticides », Le Monde, 09/01/2020.
[3] Chiffres 2015. Voir Stéphane Mandard, « Le cadmium, ce tueur caché dans les engrais qui divise l’Europe », Le Monde, 08/01/2020.
[4] Ibid.
[5] Principalement, selon les données de 2017 relatives aux exportations : propisochlore (1 317 t), atriazine (268 t), nonylphénol éthoxylé (243 t) et perméthrine (69 t). Voir Stéphane Mandard, « Pesticides : le lobbying des fabricants », Le Monde, 30/01/2020, p. 7.
[6] ONU, Conseil des droits de l’homme, « Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation » (A/HRC/34/48), 24/01/2017, p. 18-19, disponible sur https://www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2017/03/rapport_fao_pesticides_070317.pdf.
[7] Organisation regroupant les fabricants de produits phytosanitaires.
[8] Voir le communiqué de presse en ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/decision-n-2019-823-qpc-du-31-janvier-2020-communique-de-presse.
[9] « La décision de la France d’autoriser le sulfoxaflor, un insecticide tueur d’abeille, est inquiétante », Le Monde, 08/01/2020.
[10] Stéphane Foucart, « Les pesticides néonicotinoïdes continuent à menacer les abeilles, même lorsqu’ils ne sont plus utilisés », Le Monde, 08/01/2020.
[11] Justine Guitton-Boussion, « L’impact de la pollution de l’eau est sous-estimé, selon la Banque mondiale » 08/01/2020.
[12] Ibid.
[13] Lilia Blaise, « Les habitants meurent à petit feu », Le Monde, 08/01/2020.
[14] Ibid.
[15] Stéphane Mandart, « Les pesticides polluent aussi l’air que respirent les français », Le Monde, 08/01/2020.
[16] Stéphane Horel, « Chlorpyrifos, les dangers ignorés d’un pesticide toxique », Le Monde, 08/01/2020.
[17] « Prenatal and infant exposure to ambient pesticides and autism spectrum disorder in children: population based case-control study »; Ondine S Von Ehrenstein et al.
[18] Faustine Vincent, « Chlordécone, les Antilles empoisonnées pour des générations », Le Monde, 08/01/2020.
[19] « Bayer désormais visé par plus de 18 000 procédures contre le glyphosate aux Etats-Unis », AFP, 30/07/2019.
[20] https://www.letemps.ch/economie/roundup-cancerigene-bayer-plonge-bourse.