1. Etat des lieux
93 000. C’est le nombre approximatif de navires qui composaient la flotte commerciale mondiale en 2017 [1].
Progressivement, le commerce maritime s’est imposé comme le catalyseur de l’économie mondiale. En 2015, près de 80% des échanges, exprimés en volume, transitaient par la mer. Soit plus de 70% de leur valeur [2]. A travers cette tendance, ce secteur est donc vecteur de multiples opportunités. Malgré de fortes variations, les principaux leaders affichent une rentabilité élevée à travers les cycles, à l’instar du groupe CMA CGM, troisième armateur mondial [3].
Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Tandis que les industries automobiles et aériennes ont tour à tour entamé leur transition énergétique, le fret maritime, fortement énergivore, pollue de plus en plus. En plein essor, le secteur est resté à l’écart de toute réglementation destinée à limiter son impact écologique. Des solutions existent pourtant, mais les progrès techniques ont longtemps été négligés au profit de la seule rentabilité immédiate. Aujourd’hui, l’ensemble de l’écosystème est susceptible de souffrir de cette passivité dont les répercussions atteignent également l’être humain.
2. Nature et ampleur des dommages écologiques, sanitaires et sociaux
Contrairement à l’industrie automobile notamment, les vaisseaux utilisent un fuel lourd non raffiné et extrêmement riche en souffre. S’il est moins cher que les autres combustibles et non taxé, ce fuel dégage des fumées nocives lorsqu’il est chauffé puis brûlé pour alimenter les moteurs. Diverses substances, toxiques pour l’homme et son environnement, sont ainsi rejetées dans l’atmosphère. Dioxyde de soufre, oxyde d’azote, métaux lourds, composés organiques volatils et particules fines sont parmi les plus nuisibles. Avec des conséquences parfois dramatiques que le Centre for Energy, Environment and Health (CEEH) au Danemark a mis en lumière en 2011. Sources de maladies cardio-vasculaires, ces polluants seraient en partie responsables du décès de 50 000 personnes chaque année en Europe [4].
L’environnement tout entier pâtit du transport maritime. 2% à 3% des émissions planétaires de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone en tête) y trouvent ainsi leur origine. Un phénomène qui participe donc directement au réchauffement climatique.
La problématique que pose ce secteur est renforcée par le fait que la pollution atmosphérique n’est pas la seule externalité négative dont il est à l’origine. Moins souvent évoqué, le rejet des eaux de ballast affecte également de manière sensible le milieu marin. Puisées par les navires de croisière, par les grands pétroliers et les vraquiers afin d’optimiser leur navigation, ces eaux sont ensuite rejetées dans un écosystème qui n’est pas le leur. Par conséquent, le risque de voir se disperser des espèces exotiques non indigènes, et possiblement invasives, s’avère considérable. Le cas de l’Asterias amurensis, une grande étoile de mer pourpre et jaune, en est d’ailleurs la parfaite illustration. Originaire du Japon, de la Chine, de la Corée et de la Russie, cette espèce a été introduite en Tasmanie sous la forme de larves prises dans les eaux de ballast. En dépit de son apparence inoffensive, c’est tout un écosystème que continue de ravager l’Asterias amurensis, dont la population dans l’estuaire tasmanien de Derwent atteignait près de 30 millions d’individus en 1995. Coquillages, crabes, oursins, œufs de poissons et autres étoiles de mer sont parmi ses proies préférées. De quoi nourrir les craintes des autorités australiennes et néo-zélandaises, dépassées par ce fléau qu’elles ne parviennent pas à maitriser. Des préoccupations d’autant plus fortes qu’un tel phénomène s’accompagne également de retombées économiques d’ampleur. Menacées par cette étoile de mer à qui elles fournissent des proies faciles, les fermes d’aquaculture, les cages à huitres et autres lignes de coquilles Saint-Jacques notamment participent à une économie locale hautement dépendante de l’élevage marin [5].
D’ores et déjà meurtrie de manière indirecte, la faune est aussi la victime directe de l’accroissement du trafic. La pollution sonore des vaisseaux commerciaux affecte les espèces marines dépendantes du son pour s’orienter, communiquer et se nourrir. Parmi les principales victimes de l’augmentation du niveau sonore des profondeurs, les baleines sont effrayées et désorientées. De nombreux cas d’échouage ont ainsi été mis en évidence et alertent sur cette situation qui apparaît d’ores et déjà critique selon un article de Discovery Channel. [6] Et ce d’autant plus que ce phénomène n’est pas la seule menace susceptible de frapper les mammifères marins. Avec des embarquements toujours plus nombreux et circulant à des vitesses sans cesse plus élevées, les risques de collision encourus par ces mammifères se sont accrus. De plus en plus d’animaux marins sont heurtés chaque année, avec pour conséquence leur mort ou des blessures de gravité variable.
Les risques entourant l’essor du commerce maritime vont donc au-delà de la seule pollution atmosphérique. Bien que certains soient difficiles à canaliser, d’autres découlent en revanche de la seule négligence de l’être humain. L’exemple le plus parlant est celui des marées noires, dont les effets sont dévastateurs. En plus d’une toxicité immédiate pour la vie marine, les hydrocarbures aromatiques polycycliques que renferme le pétrole brut, pénètrent de manière durable les sédiments et l’environnement marin. Ce sont donc des dommages directs (mort par étouffement ou noyade) mais aussi des dommages collatéraux (malformations) que subit l’écosystème environnant. Le naufrage de l’Erika le 12 décembre 1999 au large des côtes bretonnes, demeure aujourd’hui encore dans toutes les mémoires. Près de 200 000 oiseaux ont été mazoutés, sans compter les quelques 400 km de côtes durablement polluées [7].
3. Prémices d’une prise de conscience et encadrement réglementaire
Malgré une prise de conscience tardive, diverses initiatives ont été entreprises afin de réduire l’impact écologique du commerce maritime. L’Organisation Maritime Internationale (OMI), institution spécialisée des Nations Unies, a ainsi édicté un règlement dit « MARPOL » destiné à limiter le taux de souffre dans le carburant des navires à 0,5%, voire à 0,1% dans les zones les plus sensibles (« Emission Control Area ») [8]. De la même manière, des directives précises ont été adoptées pour endiguer les émissions de gaz à effet de serre du fret maritime. L’urgence est réelle, dès lors qu’elles pourraient représenter 17% de l’empreinte environnementale globale si rien n’est fait d’ici 2050. A travers cette nouvelle règlementation, les 173 Etats membres de l’OMI sont parvenus à un accord sur un objectif chiffré, à savoir une réduction de ces émissions de moitié entre 2008 et 2050 [9].
Certaines entreprises agissent elles aussi afin de limiter leur empreinte écologique. L’armateur français CMA CGM a conclu un accord en ce sens avec le groupe Total, accord en vertu duquel lui seront annuellement fournies environ 300 000 tonnes de gaz naturel liquéfié à partir de 2020. La Mediterranean Shipping Company (MSC), elle aussi convaincue par ce carburant d’avenir, a également commandé des paquebots alimentés au gaz. D’autres armateurs déploient davantage d’efforts encore, à l’instar de Maersk, la plus grande compagnie maritime au monde. Avec un objectif de neutralité carbone d’ici 2050, ses politiques et rapports internes apparaissent parmi les plus ambitieux du secteur [10]. Doté de moteurs alimentés par un mélange contenant 20% de biocarburant issu de déchets végétaux, le Mette Maersk a ainsi entrepris un trajet long de 46 300 km entre les Pays-Bas et la Chine en mars 2019. Cette démarche, censée permettre de réduire les émissions de CO2 à hauteur de 1,5 million de kilogrammes, est emblématique des engagements d’une compagnie qui n’hésite plus à moderniser ses plus gros vaisseaux.
4. Coûts et hétérogénéité des bonnes pratiques
De telles innovations ont bien évidemment un coût. Depuis 2015, Maersk investit annuellement 900 millions d’euros pour améliorer son efficacité énergétique [11]. Près de 900 millions d’euros supplémentaires seront dépensés durant les cinq prochaines années pour adopter des carburants et des technologies de propulsion à émissions de carbone faibles voire nulles. Des montants considérables qui expliquent sans doute pourquoi certains géants du secteur demeurent frileux. Même les compagnies les plus sensibles à ces préoccupations affichent en effet certaines contradictions. Filiale du groupe MSC sensiblement engagé en faveur de la transition énergétique, la MSC Croisières qualifie d’« éconavire » son navire de croisière MSC Splendida. Pour autant, ce dernier reste consommateur de grandes quantités d’électricité et d’eau pour faire fonctionner ses quatre piscines et ses cinq moteurs. Un constat qui relativise les efforts de la société.
Plus rarement évoqué, le démantèlement des bateaux vieillissants ayant atteint leur âge limite (40 ans) pose aussi un problème de taille. Shipbreaking Platform, une ONG qui s’est intéressée à la question, estime que 7 navires sur 10 sont envoyés en Inde, au Pakistan ou au Bangladesh puis répartis sur quelques chantiers seulement. Ces vaisseaux sont alors démontés à même le sable, sans considération du plomb, des polychlorobiphényles et de l’amiante ainsi libérés dans les écosystèmes environnants. Les conséquences pour la faune et la flore sont inquiétantes, tout comme les risques encourus par les ouvriers [12]. Le respect du droit du travail, la prévention des accidents et l’accès aux soins sont autant de questions que ne doivent pas occulter les armateurs lorsqu’ils décident du démantèlement de leurs bateaux.
5. De nouvelles opportunités dans un univers concurrentiel
Les profondes mutations que ce secteur a vocation à subir nous poussent à l’analyser avec prudence. Plusieurs risques sont aujourd’hui susceptibles d’entraver la dynamique bénéficiaire des armateurs les moins responsables. Le premier d’entre eux, le risque règlementaire, trouve son origine dans les tentatives récentes de régulation du fret maritime. Si ces nouvelles normes ne sont assorties d’aucune sanction internationale, faute d’harmonisation, l’OMI rappelle « qu’il incombe aux Etats d’en assurer l’application, le respect et le contrôle du respect ». Avec prononcé de « sanctions exemplaires » en cas de violation de ces textes [13].
Mais l’essor de nouvelles technologies est en lui-même vecteur de nouveaux challenges. Les sociétés les plus réticentes à des changements pourtant inéluctables risquent fort d’être dépassées. La tendance en faveur de l’utilisation de carburants plus propres (ammoniac, hydrogène, batteries électriques notamment) matérialise un progrès nécessaire, comme l’illustrent les tests entrepris par Maersk. Bien que coûteuses, de telles évolutions sont à terme de nature à améliorer les bateaux et à pérenniser un secteur controversé pour son manque d’éthique environnementale.
Le secteur de la gestion d’actifs se doit d’encourager les transformations dans lesquelles sont impliqués les armateurs. Pour cela, le processus de gestion doit favoriser les plus responsables d’entre eux. Une grille d’analyse spécifique doit permettre d’identifier les émetteurs soucieux de leur impact écologique et social. Si la tendance semble en faveur d’une prise de conscience généralisée, cette transition demeure couteuse et ne pourra être réalisée qu’avec le soutien du secteur financier.
[1] United Nations Conference on Trade And Development, « Review of maritime transport », octobre 2017, https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/rmt2017_en.pdf, consulté le 05/08/2019
[2] Venice Affre, « Transport maritime/International : le commerce maritime connait une embellie, selon la Cnuced », Le MOCI, 06/11/2017, https://www.lemoci.com/actualites/transports-logistique/transport-maritime-international-le-commerce-maritime-connait-une-embellie-selon-la-cnuced/, consulté le 05/08/2019
[3] Agence France-Presse, « CMA CGM : bénéfice « record » au troisième trimestre », l’antenne, 27/11/2017, https://www.lantenne.com/CMA-CGM-benefice-record-au-troisieme-trimestre_a40163.html, consulté le 05/08/2019
[4] Centre for Energy, Environment, and Health, « CEEH Scientific Report No 3: Assessment of Health-Cost Externalities of Air Pollution at the National Level using the EVA Model System », 2011, https://www.ceeh.dk/CEEH_Reports/Report_3/CEEH_Scientific_Report3.pdf, consulté le 05/08/2019
[5] Union Internationale pour la Conservation de la Nature, « Menace en mer, les espèces exotiques envahissantes dans l’environnement marin », 2009, https://www.issg.org/pdf/publications/marine_menace_french.pdf, consulté le 05/08/2019
[6] Discovery Channel, « Discovery Channel’s sonic sea journeys deep into the ocean uncovering the devastating impact man-made noise has on marine life and what can be done to stop the damage to these creatures who are a crucial part of the circle of life », 02/05/2016, https://corporate.discovery.com/discovery-newsroom/discovery-channels-sonic-sea-journeys-deep-into-the-ocean-uncovering-the-devastating-impact-man-made-noise-has-on-marine-life-and-what-can-be-done-to-stop-the-damage-to-these-creatures-who-are-a-cru/, consulté le 05/08/2019
[7] Ouest France, « Marée noire. Il y a 15 ans, le pétrolier Erika provoquait la catastrophe », 11/12/2014, https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/la-baule-44500/maree-noire-il-y-15-ans-le-petrolier-erika-provoquait-la-catastrophe-3041948, consulté le 05/08/2019
[8] Ministère de la Transition écologique et solidaire, « Projet de zone de réglementation des émissions de polluants (ECA) en mer Méditerranée », 19/01/2019, https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/projet-zone-reglementation-des-emissions-polluants-eca-en-mer-mediterranee, consulté le 05/08/2019
[9] Dominique Pialot, « Climat : le transport maritime international face à ses responsabilités », La Tribune, 05/04/2018, https://www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/climat-le-transport-maritime-international-face-a-ses-responsabilites-774183.html, consulté le 05/08/2019
[10] Maersk A/S, « 2018 Sustainability Report », 2018, https://www.maersk.com/-/media/ml/about/sustainability/sustainability-new/files/apmm_sustainability_report_2018_a4_190228.pdf, consulté le 06/08/2019
[11] Jean-Michel Gradt, « Climat : le transporteur Maersk veut montrer l’exemple », Les Echos, 05/12/2018, https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/climat-le-transporteur-maersk-veut-montre-lexemple-236483, consulté le 06/08/2019
[12] Tiffany Blandin, « Les paquebots géants sont une source géante de pollution marine », Reporterre, le quotidien de l’écologie, 18/10/2016, https://reporterre.net/Les-paquebots-geants-sont-une-source-geante-de-pollution-marine, consulté le 06/08/2019
[13] Fondation d’entreprise du groupe ALCEN, « Transport maritime : la nouvelle réglementation de 2020 en questions », 05/04/2019, https://www.connaissancedesenergies.org/transport-maritime-la-nouvelle-reglementation-de-2020-en-questions-190404-0, consulté le 06/08/2019